[Interview] « La multiplication des talent acquisition managers révèle l’ampleur de la pénurie de talent dans le numérique », F. Mazzella (France digitale) © DR
L’Usine Digitale : Vous publiez une étude révélant que les métiers du numérique sont en tension. Une étude de plus a-t-on envie de dire. Etait-elle vraiment nécessaire ?
Frédéric Mazzella : Le problème est loin d’être résolu. Nous continuons de manquer de développeurs, de spécialistes de la tech et de tous les métiers qui vont avec comme le product manager ou les spécialistes de l’UX, l’expérience client. Et ce ne sont que des noms génériques. On parle de développeurs, mais cela recouvre au moins douze métiers différents avec des expertises particulières. Chaque année, il naît de nouveaux métiers, c’est un processus continu. Ainsi, parler de pénurie dans le développement informatique, comme je l’entends souvent, c’est comme dire il y a une pénurie dans le bâtiment. Ça ne dit pas si on manque de couvreurs, de terrassiers, d’architectes ou de chefs de chantier.
Pour ne prendre qu’une activité que je connais très bien, la construction de plateformes, on n’a pas pris toute la mesure de la complexité que cela représente. Par exemple, il faut savoir gérer une multitude de serveurs informatiques, rien que ça c’est un métier à part entière. Derrière la simplicité d’utilisation que nous visons, il y a une complexité. Tout ça ne marche pas tout seul.
Comment expliquez-vous les pénuries actuelles révélées par l’étude de France digitale ?
Nous avons une difficulté liée à l’adéquation de la formation aux besoins. Mais n’en concluez surtout pas que je blâme le système de formation. Les évolutions sont vraiment très très rapides, difficiles à anticiper. A cela s’ajoute, qu’il faut former à la fois à des compétences techniques élevées mais aussi aux soft skills pour avoir d’excellents professionnels. C’est en soi une nouveauté.
La moitié des métiers aujourd’hui présent chez Blablacar n’existait pas il y 5 ans. Par exemple, j’ai embauché le premier product manager fin 2011 début 2012. Je me souviens très bien qu’à l’époque je n’avais pas trouvé de description du poste en français pour écrire l’annonce. Je ne trouvais que des project managers.
Aujourd’hui, il y a des centaines d’offres d’emplois pour les product managers. Or, c’est un métier pour lequel il n’existe pas de formation. Aux Etats-Unis non plus on trouve très très peu de formations. Ce n’est pas qu’un phénomène franco-français.
Que faudrait-il changer au système de formation ?
Il faut sortir de cette idée selon laquelle on se forme d’abord pendant quelques années et puis après on déroule une vie professionnelle. C’était possible quand on avait des cycles industriels de 50-60 ans. Aujourd’hui, dans nos métiers, les cycles durent une dizaine d’années voire moins, le système de formation ne peut pas être le même. Il faudrait réussir à réformer le système actuel pour aller vers une organisation capable d’accepter le changement. C’est très compliqué à faire, car pendant la réforme, les changements continueront. Mais il faut absolument relever ce défi.
Vous êtes aussi chef d’entreprise. Comment faites-vous chez Blablacar pour faire face à ces pénuries ?
Nous n’avons pas de solution miracle, ou de source secrète où nous irions chercher les talents dont nous avons besoin pour nous développer. Chaque recrutement est différent. Par exemple, sur les métiers du code, ce qui est stratégique pour un recrutement est de savoir si la personne est ou non disponible. Les bons profils sont très demandés, il ne sert à rien de les déranger s’ils ne cherchent pas.
Pour faire face, on voit de nouveaux métiers en plein développement, comme le talent acquisition manager (TAM). Pour bien recruter des talents, il faut recruter des gens qui savent recruter ! Car c’est un vrai métier. Une entreprise française bien connue sur la place de Paris a eu jusqu’à 40 TAM. Aujourd’hui, il en existe en France des milliers. Le développement de ce métier est le révélateur de la pénurie rencontrée.
Parallèlement, chez Blablacar, nous nous appuyons sur des recruteurs externes.
Les start-up peuvent-elles déployer de telles solutions ? Ou y a-t-il une spécificité de ces dernières ?
La singularité de la start-up est d’être une petite structure qui doit doubler de taille chaque année. Cela n’a rien à voir avec une PME normale de 500 salariés qui chaque année recrute 40 à 50 personnes pour faire face au turn-over.
Dans une start-up qui marche, il faut recruter 250 personnes en un an. Pour les RH, c’est très compliqué, car elles ne sont pas toujours équipées pour recruter autant. Il faut donc démultiplier les équipes de recrutement par rapport à une PME de la même taille. Idem pour les efforts à consentir sur la marque employeur, qui demandent des ressources et le recours à des experts.
Où en est reviens Léon – rebaptisée depuis WonderLéon, l’initiative que vous aviez lancée pour convaincre des spécialistes expatriés de revenir en France ?
Ce programme a été pensé comme une réponse à la pénurie. Tout est né alors que j’étais à San Francisco, pour visiter des entreprises de la tech. Chez l’une d’entre-elles bien connue, j’ai rencontré des Français qui travaillaient sur place. En discutant avec eux, j’ai réalisé l’énorme déficit d’image et de communication de l’écosystème français. Ils pensaient que s’ils revenaient en France, ils ne trouveraient pas un travail comparable à celui qu’ils avaient. Ils avaient d’incontestables atouts car ils connaissent très bien le fonctionnement des plateformes, la France et étaient mêmes français. Mais ils avaient une image faussée de l’écosystème et des entreprises de la tech, si bien qu’ils pensaient ne pas trouver un poste intéressant en France.
J’ai alors voulu rassembler des chefs d’entreprises autour de moi pour améliorer notre image, notre communication, dire à ceux qui doivent revenir en France qu’ils vont trouver des postes intéressants dans des super boites. En général, on revient pour des questions personnelles : parce que les enfants grandissent et qu’on veut qu’ils connaissent la culture, le mode de vie français, parce qu’on a des parents âgés dont on vient s’occuper.
WonderLéon par ailleurs organise un partage de bonnes pratiques RH entre la vingtaine d’entreprises membres. Les RH s’occupent des autres et j’ai constaté que, souvent, personne ne s’occupait vraiment d’elles. Echanger les bonnes pratiques est un moyen de gagner un temps important. Nous allons nous ouvrir un peu mais nous resterons assez sélectifs : pour que cela marche, il faut regrouper des entreprises qui partagent les mêmes enjeux, qui doivent relever les mêmes défis.