Twitch, Mixer, YouTube… La guerre du streaming vidéo est lancée © Gage Skidmore – CC BY-SA 2.0
Twitch est la plate-forme de tous les superlatifs. Acquise par Amazon en 2014 pour 970 millions de dollars, elle bénéficie depuis son lancement de la prime au premier entrant, dominant un marché de la diffusion de vidéo en direct qu’elle a elle-même créé. L’an dernier, près de 10 milliards d’heures de vidéo y ont été visionnées.
La comparaison entre Twitch et les autres acteurs du streaming vidéo est sans appel. En parts de marché, Twitch s’adjuge plus des trois quarts du gâteau, selon les chiffres de StreamElements (éditeur d’un logiciel utilisé par les streamers, ces joueurs qui se filment en train de jouer et diffusent, en direct, leur partie) et d’Arsenal, une plate-forme d’analytics spécialisée dans le streaming :
Source : StreamElements / Arsenal – 3e trimestre 2019
Un gâteau qui représentait, au 3e trimestre de l’année en cours, quelque 3,38 milliards d’heures visionnées, réparties de la manière suivante :
Nombre d’heures visionnées dans le monde au 3e trimestre 2019 |
|
Twitch |
2,56 milliards |
YouTube Gaming |
595 millions |
Facebook Gaming |
124 millions |
Mixer |
107 millions |
TOTAL |
3,38 milliards |
Source : StreamElements / Arsenal – 3e trimestre 2019
Des concurrents de plus en plus agressifs, Mixer en tête
Malgré la domination de Twitch, la résistance s’organise. Pour faire croître leur nombre d’utilisateurs, leur nombre d’heures de vidéos vues et leur nombre de chaînes, deux plates-formes ont été particulièrement agressives ces derniers mois : Mixer et YouTube Gaming.
Mixer, tout d’abord. L’entreprise, créée début 2016, a été rachetée par Microsoft huit mois seulement après son lancement. Directement intégrée à Windows 10 et à la Xbox One, elle propose, tout comme Twitch, de nombreuses fonctionnalités permettant l’interactivité entre les streamers et les viewers (spectateurs). Elle permet également aux viewers, grâce à la fonctionnalité MixPlay, d’intervenir dans certains jeux, soit en aidant le streamer, soit en lui compliquant la tâche.
Au début du mois d’août dernier, Mixer a réussi ce qui semblait impossible jusqu’alors : attirer le plus gros streamer de Twitch, Tyler Blevins, alias « Ninja », suivi par 14 millions d’abonnés et expert du jeu Fortnite. Trois mois plus tard, c’est une autre grosse pointure de Twitch qui a cédé aux sirènes de Microsoft : Michael Grzesiek, alias « Shroud », riche de 7 millions de followers et spécialiste du jeu « Counter-Strike : Global Offensive ». Et début novembre, un troisième transfuge, Cory Michael, alias « King Gothalion », fort d’un million d’abonnés, a lui aussi annoncé la signature d’un contrat d’exclusivité avec Mixer.
Mercato des streamers : YouTube actif, Facebook absent
YouTube, qui a tenté de créer dès 2015 une plate-forme dédiée au gaming (YouTube Gaming), pour finalement abandonner le projet en mai 2019, n’est pas resté les bras ballants. La filiale de Google a participé au « grand mercato » des streamers en faisant migrer depuis Twitch deux autres experts du jeu Fortnite : Jack Dunlop, alias « CouRage », suivi par 2 millions d’utilisateurs, et l’Australien Lachlan Power, alias « Lachlan », fort d’un million de followers.
De son côté, Facebook reste très discret, s’employant plutôt à développer sa plateforme Facebook Gaming, lancée un an auparavant et qui a totalisé 124 millions d’heures visionnées dans le monde au 3e trimestre 2019, selon les chiffres de StreamElements / Arsenal.
Quelle stratégie à long terme pour Mixer ?
Cette guerre des tranchées a eu des effets positifs pour Mixer. L’arrivée de Ninja début août a donné un coup de projecteur sans précédent sur la plate-forme. Les effets ont été immédiats : une multiplication par trois du nombre d’heures streamées entre le 2e et le 3e trimestre 2019, passant de 11,3 à 32,6 millions d’heures vues en live, ainsi qu’une explosion du nombre de chaînes sur la même période (3,92 millions de chaînes au 3e trimestre contre 1,96 million au 2e trimestre), selon les chiffres de Streamlabs (un autre éditeur de logiciel utilisé par les streamers, racheté par Logitech en septembre dernier) et de Newzoo (cabinet d’études spécialisé dans le jeu, l’e-sport et le mobile).
Ces chiffres signifient que l’arrivée de Ninja a attiré de nombreux streamers dans son sillage, que ces derniers ont créé une ou plusieurs chaînes et qu’ils y ont streamé. Néanmoins, au global, Ninja n’a pas eu d’effet sur le nombre total d’heures vues, ce dernier ayant même subi une baisse de 10,6% au troisième trimestre par rapport au trimestre précédent, toujours selon les chiffres Streamlabs / Newzoo.
« En débauchant Ninja, Shroud et Gothalion, Mixer a adopté une stratégie très violente mais qui était la seule qui soit réellement visible. Les résultats sur les audiences ne seront pas immédiats. Microsoft est dans une logique de brand awereness plutôt que dans une stratégie de conquête d’audience. Faire connaître Mixer au plus grand nombre est important car, quand les prochaines Xbox sortiront, elles intégreront Mixer. Il sera alors important que les joueurs sachent de quoi il s’agit », déclare Romain Tixier, président de l’agence lyonnaise Esport Strategy mais aussi fondateur associé de l’agence londonienne Yokotu.
Départ de Ninja : quels effets sur les performances de Twitch ?
Twitch a-t-il, de son côté, été ébranlé par les départs successifs de ces streamers stars ? Les chiffres du 3e trimestre 2019 (période de juillet à septembre), qui ne tiennent compte que du départ de Ninja début août, montrent au contraire une hausse de 4,57% des heures vues par rapport au trimestre précédent, passant de 2,44 à 2,55 milliards d’heures (Source : Streamlabs / Newzoo).
« Les utilisateurs de Twitch, les ‘viewers’, ont leurs habitudes sur la plateforme, leurs abonnements. Avec Amazon Prime, ils bénéficient en outre de Twitch Prime, ce qui leur permet de s’abonner gratuitement à leur streamer préféré. Il est donc difficile de les faire quitter du jour au lendemain le navire », ajoute Romain Tixier.
Et YouTube dans tout cela ?
Dans cette guerre à couteaux tirés, YouTube semble, lui aussi, tirer son épingle du jeu. Proposant historiquement moins de live et d’interactivité que ses concurrents directs, la plate-forme de Google s’est jusqu’à présent positionnée comme l’endroit où uploader les replays des « lives » enregistrés ailleurs. Quelques mois avant son départ vers Mixer, Tyler Blevins (« Ninja ») comptait par exemple – en plus de ses 14 millions d’abonnés sur Twitch – près de 22 millions d’abonnés sur YouTube.
« Sur le marché du live et du gaming, Twitch domine largement YouTube Gaming. Mais si l’on change d’échelle et que l’on regarde les chiffres globaux de la VOD, le rapport de force s’inverse au profit de YouTube, dans un rapport de 1 à 100. Même s’il a raté le lancement de YouTube Gaming, YouTube est en train de développer le live pour tous ses influenceurs, ce qui aura – à un moment donné – un impact sur le gaming », analyse Romain Tixier.
Un avis partagé par Frédérick Gau, CEO de l’agence Gozulting. « Malgré sa situation de quasi-monopole dans le domaine de la VOD, YouTube ne parvient pas à s’imposer dans le gaming pour le moment. En débauchant des streamers de Twitch, sa stratégie est construite sur le long terme. On peut d’ailleurs faire un parallèle avec le récent lancement de Stadia. Dès que l’usage du cloud gaming sera largement adopté, Google mettra le coup d’accélérateur nécessaire pour prendre position de manière durable sur ce segment ».