Ubisoft Montréal : comment le plus grand studio mondial de jeu vidéo fait sa mue vers le « game as a service » Ubisoft Montréal : comment le plus grand studio mondial de jeu vidéo fait sa mue vers le « game as a service »

Ubisoft Montréal : comment le plus grand studio mondial de jeu vidéo fait sa mue vers le game as a service Ubisoft Montréal : comment le plus grand studio mondial de jeu vidéo fait sa mue vers le « game as a service » © Dominick Gravel

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C’est ici que tout a commencé : au 5e étage de cet imposant édifice en briques rouges, typique du Mile-End, cet ancien quartier industriel de Montréal, devenu un repère branché de la ville. Nous sommes en 1997. Ubisoft, entreprise fondée en France par les frères Guillemot, décide d’implanter son premier studio outre-atlantique au Québec, bien aidé, il est vrai, par les avantages fiscaux offerts par sa nouvelle terre d’accueil

C’est donc ici, au coin du Boulevard Saint-Laurent et de la rue Saint-Viateur, qu’une cinquantaine de développeurs débutent l’aventure d’Ubisoft Montréal et commencent à plancher sur un premier jeu de course automobile, Speed Busters. Plus de vingt ans plus tard, Ubisoft occupe non seulement toujours le 5e étage… mais désormais l’intégralité du bâtiment !

Comme la manufacture de textile Peck, l’ancien occupant des lieux au début du XXe siècle, l’entreprise de jeux vidéo est devenu le premier employeur du Mile-End. Avec 3700 employé(e)s, c’est même devenu le plus grand studio de développement de jeux vidéo au monde. En sachant qu’Ubisoft envisage de créer 1000 emplois supplémentaires d’ici une petite dizaine d’années dans la province. Une perspective pas remise en cause par ses récents déboires financiers, dus à l’échec de Ghost Recon: Breakpoint et qui ont motivé le report de la sortie de trois de ses jeux phares en 2020.

Dans son sillage, c’est d’ailleurs tout un écosystème qui s’est constitué : l’industrie représente aujourd’hui plus de 10 000 emplois au Québec et Montréal fait partie des premiers centres mondiaux de production de jeux vidéo. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que ce sont des anciens d’Ubisoft Montréal qui ont ouvert récemment dans la ville le premier studio de Google pour sa nouvelle plate-forme Stadia, et celui d’Epic Games, l’éditeur du jeu à succès Fortnite.

L’essor du « game as a service »

À l’intérieur des locaux, le plancher, qui craque à chacun des pas dans les zones qui n’ont pas encore été rénovées, rappelle l’histoire ancienne des lieux. C’est malgré tout dans une entreprise en profonde mutation que nous mettons les pieds.

À l’image de l’ensemble du secteur, le studio, créateur notamment des célèbres franchises Assassin’s Creed, Far Cry, For Honor, Rainbow Six ou Watch Dogs, doit en effet s’adapter à l’essor des jeux sur mobile, au « cloud gaming » (avec les plates-formes de jeu à la demande en ligne) mais aussi à la grande tendance du « game as a service » (GaaS). Un modèle basé sur des revenus en continu, similaire au SaaS (Software as a service) dans l’univers du logiciel d’entreprise.

« Avant, faire un jeu, c’était l’équivalent de sortir un film. Une fois terminé, on pensait au prochain. Aujourd’hui, c’est plus l’équivalent de créer un parc d’attractions. Ça change continuellement : on ajoute des activités, on regarde ce que préfèrent les joueurs etc. », symbolise Luc Duchaine, ancien directeur de marque sur le jeu For Honor et nouveau directeur exécutif marketing depuis septembre.

Illustration concrète au 4e étage du bâtiment, où s’affairent de nombreux salariés, trois écrans chacun devant eux, répartis dans un vaste open space. « Aujourd’hui, quatre ans après son lancement, plus de 800 personnes, dont 400 ici à Montréal, travaillent encore sur le jeu Rainbow Six Siege », témoigne Alexandre Pelletier, responsable de la visite du studio. Il faut dire qu’il rassemble aujourd’hui plus de 45 millions de joueurs dans le monde et que, pour les maintenir en haleine, de nouveaux territoires ou agents sont constamment ajoutés.

« Je me rappelle que le jour où le premier Assassin’s Creed a été approuvé par Microsoft et Sony [NDLR : pour leur console XBox et PlayStation], tout le monde est parti en vacances. Le lead programmeur était même venu avec sa valise au bureau, » rigole Luc Duchaine. Aujourd’hui, les vacances sont plus régulières. « Le développement ne s’arrête jamais désormais. Il y a une rotation. Quand on lance un nouveau personnage, on est déjà en train de produire celui d’après, » poursuit-il.

L’apparition de nouveaux métiers

Il faut dire que ce passage du jeu physique à ce concept de plate-forme numérique s’avère très rentable, comme l’illustre très clairement cette présentation d’Ubisoft sur le futur du jeu vidéo, publiée l’an passé. Les revenus passent de cycliques à récurrents et les lourds investissements de développement initiaux peuvent être rentabilisés à long terme, en se basant sur l’engagement des joueurs. D’après le document, Ubisoft indique qu’un jeu traditionnel rapporte, la deuxième année, 13 % de ce qu’il a généré lors de la première. Pour les jeux live, ce chiffre grimpe à 52 %. L’indicateur par jeu n’est ainsi plus le nombre de ventes mais sa valeur durant son cycle de vie (lifetime value).

Ce n’est pas, non plus, toujours sans conséquence pour les joueurs. Certains peuvent développer une addiction. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) vient d’ailleurs de classer le trouble du jeu vidéo, un comportement caractérisé par une perte de contrôle sur le jeu, comme une maladie. Du côté d’Ubisoft, on souligne que cette position ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique, mais on encourage toutefois les proches à être attentifs et à intervenir en cas de situations problématiques. « Le temps de jeu ne doit pas se substituer aux besoins fondamentaux : manger, dormir, avoir une vie sociale et familiale, aller à l’école ou au travail », rappelle-t-on.

Toujours est-il que cette diversification des modèles entraîne des changements en interne et dans les processus de création et de développement. De nouveaux métiers apparaissent, comme les experts en monétisation. Des personnes qui vont réfléchir à comment intégrer des nouvelles fonctionnalités payantes au sein même des jeux, pour les joueurs qui désirent progresser plus rapidement ou se différencier (achat de détails cosmétiques par exemple, dans les jeux freemium). « Cela amène un léger changement dans la réflexion : désormais, on va se demander si une nouvelle fonctionnalité peut progresser dans le temps et si cela peut participer à la rétention des joueurs », constate Luc Duchaine.

Autre métier nouveau : les analystes de données. « Avant, on avait beaucoup de discussions basées sur nos convictions. Aujourd’hui, on peut faire des modes de jeu plus adaptés aux habitudes des joueurs. Ça devient moins intuitif et plus scientifique, » explique Luc Duchaine. D’ailleurs, les bureaux d’Ubisoft Montréal sont truffés d’écrans qui indiquent le nombre de joueurs en temps réel pour chaque jeu. « Les équipes se rappellent ainsi toujours pour qui elles travaillent, » confirme Alexandre Pelletier.

Les joueurs au centre du jeu

Depuis 2003, Ubisoft s’est d’ailleurs doté d’une salle de tests, la seule zone du studio accessible pour des personnes externes. On y trouve des postes de jeu, délimités par des petites cloisons, visibles derrière une longue baie vitrée. Ce qui permet de voir directement les comportements des joueurs… mais aussi de mesurer leur intensité cardiaque ou leur niveau de sueur ! Si un testeur est en train de vivre un passage extraordinaire, il peut même appuyer sur un bouton devant lui, ce qui déclenche un enregistrement de son visage et de son écran pendant une trentaine de secondes. « On organise plus de 200 tests par an et ce, tout au long du stade de programmation d’un jeu », assure Marie, la coordinatrice du laboratoire.

Avec l’essor des moyens de communication numériques, une des grandes évolutions du secteur est la prise en compte de plus en plus en amont des désirs des joueurs. Tout un symbole : l’E3, l’équivalent du CES pour les jeux vidéo qui se tient tous les ans à Los Angeles, a commencé à s’ouvrir au public depuis 2017. Des influenceurs, nés avec l’émergence du streaming, deviennent des arguments marketing pour les marques. Comme l’illustre le « transfert » retentissant, l’été dernier, de Ninja, la star de Fortnite aux plus de 22 millions d’abonnés sur Youtube, de Twitch, la plate-forme de streaming d’Amazon à Mixer, celle de Microsoft.

« Avant, le gros de la communication était le lancement du jeu à l’E3 devant des journalistes. Aujourd’hui, la méthode de commercialisation a changé : avec les médias sociaux, il faut beaucoup plus intégrer la communauté. Sur For Honor par exemple, on a invité des joueurs à nos studios un an et demi avant son lancement officiel. Ils ont pu donner leurs avis sur la version alpha puis bêta. Les joueurs connaissent ainsi de plus en plus les développeurs », raconte Luc Duchaine, surnommé “Papa Luke”, après les émissions hebdomadaires en ligne qu’il faisait pour échanger avec les joueurs.

La visite des lieux, du studio de bruitage à celui de capture de mouvements (qui en produit le plus gros volume en Amérique du nord, après Hollywood), entre les lapins crétins et les rappels des couleurs du métro montréalais, se termine par un arrêt devant le mur des plus de 100 jeux développés ici depuis 1997. À quoi ressemblera-t-il dans 20 ans ?

« Je pense que les deux modèles vont perdurer, songe Luc Duchaine. Certains joueurs vont toujours préférer des jeux à durée limitée avec une trame narrative. L’industrie arrive à une plus grande maturité en somme. » En 2019, le marché du jeu vidéo devrait générer plus de 150 milliards de dollars de recettes, selon le cabinet spécialisé Newzoo. Soit une progression annuelle de près de 10 %.